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Deus absconditus, anno 102, n. 2, Aprile-Giugno 2010, pp. 56-68 

Mère Mectilde et saint Jean Eudes

 

Mère Mectilde du Saint-Sacrement et saint Jean Eudes sont tous deux issus du XVII ème siècle, le Grand Siècle. Leur doctrine spirituelle a enrichi leurs familles spirituelles respectives. Jean Eudes (1601-1680) et Mère Mectilde (1614-1698) ont recueilli de leur contemplation du Verbe Incarné et leur amour envers Marie, Mère de Dieu, de quoi alimenter et renouveler les générations qui leur ont succédé. Jean Eudes écrivait à Mère Mectilde le 25 janvier 1655 : « Mille et mille actions de grâce à votre charité, ma très chère Mère, pour tous les soins que vous prenez de la maison du très saint Cœur de la très sainte Vierge, qui saura bien reconnaître selon sa royale magnificence tout ce que vous faites pour l’amour de son divin Fils et pour l’amour d’elle ». [1]

Notre but est de donner un aperçu historique, liturgique et enfin spirituel sur ces deux grandes figures du XVIIe siècle, mettant plus spécialement en valeur ce qui touche leur pensée mariale.

Quelques jalons historiques

En 1643 Mère Mectilde prend pour directeur de conscience un religieux, le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô, du Tiers-Ordre de Saint François. Directeur spirituel de Jean de Bernières ce dernier le fit connaître à Mère Mectilde. « Grand contemplatif, et très austère pénitent, Père Jean Chrysostome de Saint-Lô, (…) a vécu dans l’estime d’une très haute sainteté [2] ». Il tenait aussi Mère Mectilde en grande considération. Il avait coutume de dire lorsqu’il l’avait rencontrée « qu’il venait d’un petit lieu où il se rencontrait plus de spiritualité renfermée qu’il n’y en avait dans toute la grande ville de Paris [3] ». Or c’est à ce religieux que le Père Eudes s’adresse parfois, ayant volontiers recours à lui [4]. Ce recours commun de Jean Eudes et de Mère Mectilde au même religieux laisse présumer une certaine proximité dans leur orientation spirituelle respective.

« Pendant son séjour en Normandie, Mère Mectilde entendit parler du Père Eudes et souhaita le connaître [5] ». Mais ce n’est qu’en « 1654 que le Père Eudes a noué une relation profonde avec la Mère Mectilde du Saint-Sacrement [6] ». Cette année-là, c’est donc la rencontre suivie par un échange épistolaire qu’il est difficile d’évaluer, quelques lettres de Jean Eudes à Mère Mectilde ayant seulement, à notre connaissance, traversé l’épreuve du temps.

La place tenue par Marie dans leur vie est appréciable et tous deux ont mis l’œuvre à eux confiée par Dieu sous la protection de Marie, Mère de Dieu. Aussi n’est-ce pas un hasard si la date du 25 mars a été retenue par l’un et l’autre en maintes circonstances. Nous allons en donner ici un bref aperçu.

C’est le 25 mars 1623 que Jean Eudes  fut reçu à l’Oratoire par Bérulle (Cardinal Pierre de)" . Un an plus tard le 25 mars 1624, il prononça son vœu de servitude et le 25 mars 1637 son vœu de martyre. Enfin le 25 mars 1643 il fit un pèlerinage à Notre Dame de la Délivrande où il confia à la Vierge Marie la nouvelle orientation de sa vie et la Congrégation naissante [7]. Mère Mectilde ne demeura pas en reste. C’est, en effet, le 25 mars 1653 qu’eut lieu la première Exposition du Très Saint-Sacrement et la première Réparation eucharistique au monastère de la rue du Bac, ainsi qu’on lit dans une biographie : “ A partir de ce jour, les cinq religieuses, chacune à son tour firent amende honorable la corde au cou et le flambeau à la main pendant la messe”. [8]

« Quant à l’adoration perpétuelle jour et nuit…la ferveur de la Mère et des filles était si grande, malgré leur petit nombre, qu’il y avait peu d’heures du jour et de la nuit où il ne s’en trouva quelqu’unes devant le très saint Sacrement en prières et adorations ce qui peut faire regarder le jour du 25 mars comme le jour où a commencé l’exercice de l’adoration perpétuelle, et où elles commencèrent aussi de faire publiquement l’office divin, et toutes les observances régulières, se levant la nuit pour réciter les matines. » [9]

Et c’est le 25 mars 1659 qu’eut lieu la bénédiction de l’église et du monastère de la rue Cassette .

Liturgie et vie de prière

Mère Mectilde et le Père Eudes ont exprimé leur dévotion mariale à travers la liturgie. La profonde piété mariale de saint Jean Eudes s’est exprimée tout au long de sa vie par la  composition d’Offices en l’honneur de la Vierge Marie et par la création de plusieurs prières vocales également en son honneur. Quant à Mère Mectilde, elle intégra de nouvelles fêtes dans le Propre de la Congrégation des Religieuses Bénédictines de l’Adoration perpétuelle du très Saint-Sacrement.

Les Offices dédiés à Marie

Tant chez le Père Eudes que chez Mère Mectilde, la liste des Offices dédiés à Marie est impressionnante, ainsi que peuvent le montrer d’une part Le Livre des Offices publié par le Père Eudes en 1652 [10] et d’autre part, le Propre de la Congrégation des Religieuses Bénédictines de l’Adoration perpétuelle du très Saint-Sacrement approuvé par le Cardinal de Vendôme, légat a latere, du pape Clément XI en date du 26 mai 1668.

Dans le Propre de la Congrégation des Religieuses Bénédictines de l’Adoration perpétuelle du très Saint-Sacrement, dix-huit solennités et fêtes dédiées à la Vierge Marie sont mentionnées, auxquelles il faut ajouter la commémoration du Sacré Cœur de Marie chaque samedi libre. Certaines de ces fêtes figurent au Livre des Offices du Père Eudes et le texte a été composé par lui [11]. Nous avons ici un exemple de la profonde et active dévotion mariale de Mère Mectilde, de sa largeur de vue et de la manière dont elle a été présente à son siècle en intégrant dans le Propre de la Congrégation des Religieuses Bénédictines de l’Adoration perpétuelle du très Saint-Sacrement, des Offices qui venaient tout juste d’être créés et approuvés. Nous retrouvons cela aussi dans d’autres familles bénédictines, en particulier chez les Bénédictines de Montmartre qui ont inclues la fête du Très Saint Cœur de la Bienheureuse Vierge Marie dans leur calendrier liturgique sous le titre de « Fête du Cœur de la Sainte Vierge [12] ». En 1662, les Bénédictines de Saint-Laurent de Bourges adoptèrent aussi l’office du Saint Cœur de Marie, fête qui fut d’abord fixée au 30 août, puis au 8 février [13].

Plusieurs fêtes n’existent plus de nos jours. Citons pour mémoire :

- La fête de l’Expectation de la Sainte Vierge (18 décembre).

- La fête de l’Apparition de Notre Seigneur à sa Sainte Mère.

- La fête des Joies de la Bienheureuse Vierge Marie.

- La fête de l’Intérieur de la Sainte Vierge.

- La fête des Épousailles de la Sainte Vierge avec Saint Joseph .

-  la fête des Grandeurs de la Sainte  Vierge.

Notons enfin qu’un caractère monastique a été donné à ces Offices par les modifications dont ils ont fait l’objet quant à leur teneur. Par exemple, aux Vigiles, il y a six psaumes à chacun des deux premiers Nocturnes contre trois dans ceux du Livre des Offices de Jean Eudes qui utilisait le schéma romain. De même le nombre des leçons passe de neuf à douze pour l’ensemble des Vigiles.

Tout en s’inspirant largement de la tradition monastique, et en pure continuité avec elle, Mère Mectilde a su intégrer des éléments propres à son époque. Elle a su tirer du trésor de l’Église du neuf et de l’ancien, imprimant un fort accent marial à la vie spirituelle des monastères qu’elle a fondés ou agrégés, étant par là même fidèle à son charisme propre car comme elle aime à le dire dans une de ses conférences, « si cette maison n’était établie pour la gloire du Très Saint Sacrement, (…) elle aurait été toute dévouée à la Sainte Mère de Dieu et nous aurions porté la qualité des filles de la Sainte Vierge [14] ».

 Les prières vocales

Vers 1640-1641 le Père Eudes composa un recueil intitulé Exercice de piété [15] dans lequel se trouvent deux salutations. L’une est dédiée à Marie et commence ainsi : Ave Maria Filia Dei Patris (Je vous salue, Marie, Fille de Dieu le Père). L’autre est une salutation au Très Saint Cœur de Jésus et de Marie qui commence par les mots : Ave Cor Sanctissimum (Je vous salue, ô Cœur très saint).

Mère Mectilde en eut connaissance puisque d’une part une lettre du Père Eudes écrite à cette dernière mentionne la prière Ave Cor Sanctissimum [16] et d’autre part nous retrouvons ces deux prières dans plusieurs documents.

La salutation à Marie

Le Père Eudes la composa à partir de ses propres inspirations et de certaines formules trouvées chez les moniales du Moyen-Âge. En effet il a emprunté la première partie de cette prière à Sainte Gertrude de Helfta, au livre III du Héraut de l’amour divin y ajoutant les invocations et bénédictions finales [17].

Le Père Eudes recommandait de la réciter pour la conversion des pécheurs et au chevet des malades [18]. Il l’aimait beaucoup « car la salutation angélique qui y est comprise, (…) est la prière la plus sainte et la plus agréable à la bienheureuse Vierge, qui se puisse dire ; c’est un abrégé des plus hautes qualités et excellences de cette Mère admirable ; il y est fait mention avec honneur des personnes qu’elle aime le plus et qu’elle honore et chérit davantage ; elle est composée de douze salutations et de douze bénédictions,  en l’honneur des douze étoiles dont elle est couronnée en l’Apocalypse, chapitre XII, qui, dans ce nombre universel de douze, représentent tous les mystères de sa vie, et toutes les qualités, vertus, privilèges et grandeurs desquelles Dieu l’a ornée, dont les principales sont marquées en cette Salutation... etc. [19] ».

Mère Mectilde introduisit cette prière dans sa communauté.

Entre autres pratiques de piété, Mère Mectilde voulait que ses moniales honorent la Sainte Vierge en disant tous les jours la prière Ave Maria Filia Dei Patris dont le texte toutefois comportait quelques variantes [20].

On retrouve cette prière mentionnée dans une lettre à Mère Anne de Sainte Madeleine, Prieure de Toul (janvier 1667) où Mère Mectilde la lui recommande en ces termes : « Durant la neuvaine que je vous demande, une religieuse chaque jour dira Ave Maria filia Dei Patris [21] ».

Enfin dans une conférence Mère Mectilde exprime sa pensée quant à cette salutation :

Je suis bien aise de vous dire, mes Sœurs, que l’intention pour laquelle nous disons tous les jours à la Très Sainte Vierge, avant la lecture que nous faisons ici, le matin, la prière Ave Maria Filia Dei Patris etc. (…) est pour nous mettre sous la protection de cette auguste Mère de Dieu ; pour lui demander son secours et les grâces dont nous avons besoin pour être fidèles à remplir les devoirs de notre état, la priant qu’elle soit notre Mère, qu’elle nous gouverne et nous conduise dans le chemin de la perfection, qu’elle nous donne les vertus qui nous sont nécessaires pour y arriver, remettant cette Maison en ses bénites mains pour qu’elle en prenne soin aussi bien que de tout l’Institut, afin qu’elle le protège et soutienne pour la gloire de son divin Fils, qu’elle nous attire de Lui toutes sortes de bénédictions pour que nous en remplissions la sainteté, en vivant selon l’esprit et la grâce qu’il renferme, comme de véritables victimes qui meurent à tout et qui ne vivent que pour Jésus-Christ au Très Saint Sacrement [22].

La salutation au Très Saint Cœur de Jésus et Marie

Cette salutation fut composée par Jean Eudes qui s’inspire aussi des moniales du Moyen-Âge et spécialement de Mechtilde de Hackeborn dans le Livre de la grâce spéciale. Son originalité consiste dans le fait qu’elle s’adresse « au Cœur très aimant (au singulier) de Jésus et de Marie : en étroite communion d’amour et de vie, le Cœur du Christ et celui de sa Mère ne sont pas deux, mais un seul cœur [23] ».

Entre autres pratiques, Mère Mectilde recommande cette salutation à ses moniales [24].  Bien qu’elle n’en parle pas explicitement, elle y fait référence de manière sous-jacente. Ainsi dans la conférence qu’elle donne le 1er juillet 1672, elle dit  « ce n’est qu’un cœur du Fils et de la Mère ; tout ce qui se fait pour elle, elle le rend à son Fils, renvoyant tout à Dieu comme à sa source [25] ».

Parlant ailleurs de la compassion du cœur de Marie, elle ajoute : « II n’y a point de plus cruel tourment que l’amour. Le fils ressent la douleur de sa mère, (…) et des deux il ne s’en fait qu’une [26] ».

On le voit, pour Mère Mectilde tout comme pour saint Jean Eudes, l’image du Cœur unique est très forte car elle exprime ainsi ce même amour qui animait la Sainte Vierge et son divin Fils.

Une spiritualité convergente

Après avoir étudié Mère Mectilde et Jean Eudes dans les relations qu’ils entretinrent durant leur vie, après avoir vu comment Mère Mectilde intégra les Offices composés par le Père Eudes, nous nous attacherons maintenant à mettre en valeur ce qui dans leur spiritualité les rapproche le plus l’un de l’autre.

Deux grands axes retiendront principalement notre attention, d’une part, leur commune dévotion au Saint Cœur de Marie et, d’autre part, la manière dont ils abordent la médiation maternelle de Marie.

Le Saint Cœur de Marie

 C’est le 8 février 1648 à Autun que fut solennellement célébrée pour la première fois dans l’Église, la fête liturgique du Saint Cœur de Marie lors d’une mission prêchée dans cette même ville par les Eudistes. C’est à cette occasion que Jean Eudes fit imprimer, à Autun, l’Office et la Messe du Saint Cœur de Marie.

Dans une lettre qu’il écrivit à Mère Mectilde vers 1650, Jean Eudes raconte le miracle qui eut lieu à l’Abbaye de Sainte-Marie de Saint-Jean le Grand d’Autun, miracle dû à la dévotion au Saint Cœur de Marie, et comment une religieuse recouvra la vue. « Elle appela, écrit-il, son infirmière, et la pria de se mettre à genoux auprès de son lit, et de lui faire dire par cœur la Salutation au très Saint Cœur de la Mère de Dieu, Ave Cor sanctissimum, imprimée dans un petit livre. Ce qu’ayant fait, elle demanda ce petit livre, qu’elle appliqua sur ses yeux, environ l’espace d’un Miserere, suppliant la très Sainte Vierge de lui rendre la vue et la santé par les mérites de son très saint Cœur. Ensuite de quoi, ayant ôté le livre de dessus ses yeux, et n’y sentant plus aucune douleur, elle les ouvrit sans difficulté, et commença à y voir aussi clairement et parfaitement que jamais [27] ».

A la suite de Jean Eudes, Mère Mectilde fut une des première à insérer parmi les Offices propres de sa Congrégation la fête du Saint Cœur de Marie. Le 5 février 1658, elle écrivait en effet à Mère Dorothée Heurelle :

« J’oubliais de vous dire que nous faisons vendredi prochain, 8ème de Février, la fête du Très Saint Cœur de la Mère de Dieu. Nous avons grande joie de solenniser cette fête » [28].

En 1661, pour la fête du Cœur de Marie, Jean Eudes, sur invitation de Mère Mectilde, se rendit rue Cassette et donna le sermon.

Dans une belle conférence pour la Fête du Saint Cœur de Marie, Mère Mectilde laissait déborder son propre cœur :

« Mon esprit me représente ce délicieux Cœur comme le sacré cabinet où sont renfermés tous les dons de Dieu ; toutes les vertus s’y rencontrent dans une souveraine perfection. Si nous y cherchons de la douceur, il en est tout rempli ; si de l’humilité, il est tout anéanti ; si de la soumission aux volontés divines, elle prononce un mystérieux Fiat qui la rend esclave du vouloir divin ; si de la patience, nous en avons assez de preuves dans sa sainte conduite ; mais où je m’arrête, c’est à sa charité et à sa bonté pour les pécheurs dont elle est le refuge, et son très saint Cœur est toujours plein de miséricorde pour les recevoir et les réconcilier avec Jésus-Christ » [29].

Dans une autre conférence donnée à la fin de sa vie, le 7 février 1695, Mère Mectilde parle de l’Institut :

Je ne saurais assez vous exciter à l'amour et à la confiance que vous devez avoir au très saint Cœur de la très sainte Mère de Dieu, sans crainte d'en être mal reçues car elle ne rebute personne. Et ce qui doit plus l'augmenter en nous c'est parce que l'Institut est sorti de son saint Cœur [30].

Lorsque Mère Mectilde et Jean Eudes parlent du Saint Cœur de Marie, on retrouve chez l’un et l’autre des expressions identiques. Ainsi Jean Eudes s’aidant en cela de plusieurs auteurs, compare le Cœur de Marie à une fournaise d’amour. Dans son ouvrage Le Cœur admirable de la Très Sainte Mère de Dieu, il cite quelques auteurs qui ont fait cette comparaison. L’un dit que « c’est la fournaise ardente du divin amour [31] », un autre « après cela, pensez, si cela se peut penser, quelle était la fournaise d’amour qui brûlait dans son très saint Cœur au dernier instant de sa vie [32] », un troisième « Ô qui pourrait s’imaginer quels étaient les incendies, les ardeurs et les brasiers de cette fournaise d’amour [33] ».

On retrouve ce même terme sur les lèvres de Mère  Mectilde dans la conférence pour la fête du Saint Cœur de Marie :

« La précieuse Fête du Très Saint Cœur de l’Auguste Mère de Dieu est une fête d’amour puisque ce très aimable Cœur en a été une fournaise dans laquelle le Père Éternel a jeté son Verbe pour y être revêtu de notre nature et, par son Incarnation dans ce sacré Cœur, devenir notre victime et nous aimer d’un amour infini [34] ».

Dans une autre de ses conférences, elle dit aussi ceci :

« Offrez à Dieu l’ardent amour qui a fait de son saint Cœur une fournaise ardente [35] ».

Mère Mectilde a-t-elle lu le Cœur admirable de la Très Sacrée Mère de Dieu, ouvrage du Père Eudes qui parut, grâce au zèle de son successeur M. Blouet de Camilly, le 28 avril 1681, près de huit mois après le retour à Dieu de Jean Eudes ?

Dix-huit années séparent la mort de Mère Mectilde du Saint-Sacrement (1698) de celle de saint Jean Eudes. Cela n’est pas impossible puisque Mère Mectilde de Bar connaissait bien une autre œuvre du Père Eudes La Vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes [36] dont elle utilise la 7ème partie, avec quelques retouches, dans sa correspondance avec Madame de Châteauvieux.

La médiation maternelle de Marie

En lisant les écrits de Mère Mectilde du Saint-Sacrement, on peut relever de nombreux textes mettant en lumière la manière dont elle présente la médiation maternelle de Marie. La même constatation peut être faite pour Jean Eudes.

Le pape Jean Paul II dans la troisième partie de son encyclique Redemptoris Mater, met en lumière d’une manière toute particulière la médiation maternelle de la Vierge Marie. en effet, il la caractérise comme une médiation d’intercession. « la maternité de Marie demeure sans cesse dans l’Église comme médiation d’intercession et l’Église exprime sa foi en cette vérité en invoquant Marie ‘sous les titres d’Avocate, d’Auxiliatrice, de Secourable, de Médiatrice .’ [37] »

A travers les chapitres et conférences de Mère Mectilde sur la sainte Vierge, on peut déceler de nombreux textes qui mettent en lumière la manière dont elle comprend cet aspect fondamental d’intercession dans la médiation maternelle de Marie. Il en est de même dans les œuvres de saint Jean Eudes.

Nous mettrons donc en parallèle quelques textes de l’un et de l’autre, reprenant à claque fois les titres d’Avocate, d’Auxiliatrice, de Secourable et de Médiatrice.

Avocate

L’avocat, c’est celui qui intercède pour un autre. Or Marie est celle qui intercède pour chacun et chacune de nous, son intercession se situant, il convient de le redire, dans l’unique intercession du Christ. L’Église aime à invoquer Marie comme Avocate. Pensons au Salve Regina où Marie est advocata nostra, notre avocate. Mère Mectilde n’a pas manqué de lui attribuer cette appellation. Elle dit.

Présentement qu’elle est dans Ciel, elle n’a pas diminué son zèle pour le salut des pécheurs, elle a toujours le même désir de les sauver et encore plus de pouvoir pour les aider. Elle prie toujours son Fils pour eux, elle est notre avocate qui demande miséricorde pour nous [38].

Et dans une autre conférence elle dit :

Nous la devons prier de présenter nos cœurs et nos désirs à son Fils et de nous obtenir ce qui nous est nécessaire pour notre perfection [39].

Au début de son ouvrage  le Cœur admirable de la Très Sacrée Mère de Dieu, Jean Eudes énumère un grand nombre de raisons pour lesquelles la Vierge Marie est admirable et entre autres il déclare :

Admirable en toutes les qualités très éminentes dont Dieu vous a ornée : en la qualité de Fille aînée et infiniment aimée du Père éternel, de Mère du Fils de Dieu, d’Épouse du Saint Esprit, de Sanctuaire de la Très Sainte Trinité, de Trésorière et dispensatrice des grâces divines, de Reine des hommes et des Anges, de Mère des chrétiens, de Consolatrice des affligés, d’Avocate des pécheurs, de Refuge de tous les misérables et de Dame souveraine et universelle de toutes les créatures [40].

Auxiliatrice et Secourable

C’est aussi sous ces titres que Marie est invoquée. Elle est donc celle qui vient au secours des pauvres pèlerins que nous sommes. Elle ne cesse de nous aider tout au long de notre cheminement à la suite du Christ. Dans les litanies nous aimons l’appeler Refugium peccatorum, refuge des pécheurs, et dans le Salve Regina l’Église l’orne du beau titre de Mater Misericordiae, Mère de Miséricorde. C’est pourquoi Mère Mectilde dit :

Adressez-vous à la Sainte Vierge, lui représentant vos besoins, vous y serez toujours bien reçues. Elle a grande compassion de nos misères et faiblesses... Elle est le refuge des pécheurs et la Mère de miséricorde [41].

Et dans une autre conférence :

Allez à Marie, elle vous purifiera, c’est le refuge des pécheurs. Elle disposera le Sacré Cœur de Jésus-Christ en votre faveur et je peux dire qu’il n’y a point de pécheur, pour détestable qu’il soit par ses énormes péchés, qu’il n’en obtienne pardon s’il a recours à la Très Sainte Vierge, car rien ne lui est impossible [42].

Mère de Miséricorde, voilà une expression qui revient aussi souvent sous la plume de Jean Eudes :

La divine Miséricorde règne si parfaitement dans le Cœur de Marie, Mère du Sauveur, qu’elle lui fait porter le nom de Reine et de Mère de miséricorde [43].

Et plus loin, il ajoute :

Ce Cœur virginal de la Mère de grâce est si rempli de miséricorde, que non seulement elle l’exerce au regard des pécheurs qui ont désir de se convertir, mais même envers plusieurs qui ne songent point à leur salut, obtenant de son Fils qu’il leur donne de saintes inspirations… [44].

Enfin au Livre II du Cœur admirable Jean Eudes écrit :

Que craignez-vous donc ? N’est-ce point que vous appréhendez que cette Mère de Grâce et d’amour ne vous rejette, à cause de vos péchés et de vos infidélités et ingratitudes continuelles au regard de son Fils et au regard d’elle ? Mais avez-vous oublié ce que tant de saints Pères vous ont annoncé ci-devant, que jamais elle n’a rebuté personne ? ... Non, non, jamais elle n’a rejeté aucun ; ne craignez point, elle ne commencera pas par vous [45].

Médiatrice

Le seul médiateur entre Dieu et les hommes, c’est le Christ Jésus : « Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s’est livré en rançon pour tous [46] ».

La Constitution dogmatique sur l’Église “Lumen Gentium” nous dit aussi que: “le rôle maternel de Marie à l’égard des hommes n’offusque et ne diminue en rien cette unique médiation du Christ : il en manifeste au contraire la vertu.” (LG, n. 60). Et l’encyclique  “Redemptoris Mater” précise que la médiation de Marie est une “Médiation dans le Christ”. [47]

Ce qu’est la pensée de Mère Mectilde quant à la médiation maternelle de Marie nous est révélé à travers plusieurs conférences où elle s’exprime à ce sujet :

Plusieurs Pères de l’Église assurent que toutes les grâces que nous recevons sur la terre nous sont distribuées par elle. Elle est la médiatrice entre Dieu et les hommes... Elle est la Toute-Puissante, non indépendamment : étant une pure créature, elle n’a rien et ne peut rien avoir qu’elle ne reçoive de Dieu qui seul est indépendant ; mais après Dieu, je ne feins pas de dire que rien n’est si parfait, rien n’est si grand, rien n’est si puissant, rien n’est plus élevé en gloire que la Très Sainte Mère de Dieu [48].

Cependant pour éviter toute confusion dans l’interprétation de sa pensée, Mère Mectilde donne de plus amples explications.

Pour moi, si Dieu m’a fait miséricorde en me pardonnant mes péchés, je fais gloire d’en être redevable à la sacrée Mère de mon Dieu, et en cela je ne prétends pas faire d’erreur en lui attribuant ce qui n’appartient qu’à Dieu. Je sais que nous ne pouvons être sauvés que par les mérites de Jésus-Christ, mais je sais aussi que c’est la très Sainte Vierge qui nous les applique [49].

La pensée de Jean Eudes au sujet de la médiation maternelle de Marie est exposée dans le passage suivant du Cœur admirable :

Afin de rendre cette Mère admirable capable d’exercer plus puissamment et plus avantageusement pour nous l’office de mère et de médiatrice, et de nous protéger, favoriser et assister plus efficacement en tous nos besoins, la divine Miséricorde l’a rendue premièrement très sainte et agréable à Dieu, ainsi que nous l’avons vu ci-devant ; secondement, elle lui a donné une puissance absolue sur tout ce qui est au ciel et en la terre ; et en troisième lieu, elle lui a donné un Cœur le plus bénin, le plus doux et le plus pieux qui fut ni ne sera jamais, auquel elle a communiqué très abondamment ses très miséricordieuses inclinations, et dans lequel elle a établi son trône et son règne plus glorieusement que dans tous les cœurs des pures créatures [50].

Avec cette dernière citation, nous voici au terme de ce chapitre sur Mère Mectilde et saint Jean Eudes .

Puisse cette esquisse de deux physionomies aussi riches l’une que l’autre, qui nous sont devenues plus familières, ouvrir à de nombreux chrétiens une possibilité de puiser plus largement dans les richesses spirituelles de l’Église.

 



[1] Lettre de saint Jean Eudes à Mère  Mectilde du Saint-Sacrement, 25 Janvier 1655. Cf. Introduction à sept lettres inédites de saint Jean Eudes par Charles du Chesnay in « Notre vie », Revue Eudiste de spiritualité et d’information, tome IV, n. 28, juillet août 1952, page 110.

[2] Catherine de Bar, Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Documents Historiques, p. 68.

[3] Ibid. p. 68-69.

[4] Paul Milcent, Un artisan du renouveau chrétien au XVIIe siècle, Saint Jean Eudes, op. cit., p. 114.

[5] Ibid. p. 273.

[6] Ibid. p. 273.

[7]  Paul Milcent, Un artisan du renouveau chrétien au XVIIe siècle, Saint Jean Eudes, op. cit., p. 125-127. Voir aussi la note 15 au bas des page 27 et 28 du même ouvrage.

[8] Manuscrit de Toul N 248, p. 446 et Manuscrit de Wroclaw, Wro 16, seconde partie, p. 133.

[9] Manouscrit de Wroclaw, Wro 16, seconde partie, 133-134.

[10] Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, tome XI,  Beauchesne et Cie, Editeurs, Paris, 1909, p. 135 et  suivantes.

[11] Fête du Saint Cœur de Marie et Fête de l’Apparition de Notre-Seigneur à sa Très Sainte Mère. Cf : Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, tome XI, p. 181 à 183.

[12] Processional monastique de l’Abbaye Royale de  Montmartre, Ordre de Saint Benoît, à Paris, chez Louis Billaine, 1676 (V/42), p. 254-264.

[13] Histoire d’un monastère, Les Bénédictines de Saint-Laurent de Bourges, ouvrage précédé d’une introduction par le R. P. Dom Joseph Rabory, Bourges, 1891, p. 204.

[14] Conférence n° 1067 (141/1). « Ce terme de "fille" qui nous rebute aujourd’hui, était alors donné à toute personne qui n’avait pas été mariée et en particulier à celles qui se sont consacrées à Dieu ayant fait voeu de virginité. Ainsi connaîtra-t-on les Filles de l’Annonciation, les Filles du Calvaire, les Filles de la Charité etc.... ». Cf. Mère Mechtilde du Saint Sacrement, Catherine de Bar, Entretiens familiers, Bayeux, p. 24

[15] Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, tome XI, p. 278.

[16] Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, tome II,  p. 287.

[17] Paul Milcent, Un artisan du renouveau chrétien au XVIIe siècle, Saint Jean Eudes, op. cit., p. 113. Le Héraut de l’amour divin, Révélations de sainte Gertrude, tome 1, 1926, Livre III, chapitre 19, p. 195.

[18] Catherine de Bar, Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Lettres Inédites , Rouen, 1976, p. 283, note 1.

[19] Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, tome II, p. 352-353.

[20] Les variantes sont celles-ci. Au quatrième verset, dans le texte utilisé par Mère Mectilde, remplacement du mot Trinitatis par celui de Divinitatis ; après le onzième verset, inexistence de la salutation Ave Maria Mater misericordiae ; enfin, au vingtième verset, utilisation du mot desponsauit au lieu de sponsauit. Cf. Journée religieuse p. 296 et Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, tome II, p. 358-359.

[21] Catherine de Bar, Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Lettres Inédites, p. 282 - 283.

[22] Conférence pour le 2ème jour de l’an 1694, n° 1443 (41/1).

[23] Paul Milcent, Un artisan du renouveau chrétien au XVIIe siècle, Saint Jean Eudes, op. cit., p. 128.

[24] La Journée Religieuse, op. cit., p. 25.

[25] Pour la fête de la Visitation de la Sainte Vierge, 1er juillet 1672, n° 1932 (136/1).

[26] Chapitre sur le mystère de la Purification de la Très Sainte Vierge, n° 2693 (50/1).

[27] Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, tome XI, p. 63.

[28] Catherine de Bar, Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Lettres Inédites, écrit n° 156, o. c., p. 180.

[29] Conférence pour la Fête du Saint Cœur de Marie, n° 1907 .

[30] Fragment d'une conférence sur le très saint Cœur de la très sainte Vierge - du 7 février 1695, n° 1200, (CC 51).

[31] Il s’agit de Nicolas Salicet ou du Sausset, moine cistercien du XVIe siècle, Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, tome VII, p. 295.

[32] Jean Eudes se réfère à François Suarez, jésuite, (1548-1617), op. cit., tome VII, p. 302.

[33] Il s’agit de Jean Osorius, théologien au XVIe siècle, op. cit, tome VII,  p. 305.

[34] Conférence pour la Fête du Saint Cœur de Marie, n° 1907 (52/1).

[35] Conférence n° 1200 (51/2).

[36] Jean Eudes, La Vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes, Paris chez Frédéric Léonard, 1670.

[37] Redemptoris Mater n° 40, p. 86 ; Lumen Gentium n° 62, p. 110. Catéchisme de l’Église Catholique, édition définitive, Centurion, Cerf, fleurus-Mame, 1998, n° 969

[38] Conférence n° 175 (10/3).

[39] Conférence sur le mystère de l’Incarnation n° 121 (61/1).

[40] Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, tome VI, p. 25.

[41] Conférence n° 1932 (136/1).

[42] Conférence n° 175 (10/3).

[43] Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, tome VIl,  p. 10 et 11.

[44] Id, tome VIl, p. 13.

[45] Id, tome VI, p. 189-190.

[46] 1 Tm 2, 5-6.

[47] Redemptoris Mater, n. 38.

[48] Conférence n° 2586 (144/1).

[49] Conférence n° 175 (10/2).

[50] Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, tome VIl, p. 10.